Lâemployeur peut-il exclure les tĂ©lĂ©travailleurs du bĂ©nĂ©fice des tickets-restaurant ?
Les confinements successifs de la France depuis mars 2020 et la persistance de la crise sanitaire ont contraint les entreprises à placer leurs salariés massivement en télétravail. Elles se sont alors interrogées sur la légitimité de maintenir le bénéficie des tickets-restaurant pour des salariés qui peuvent dorénavant se restaurer chez eux.
Pour le MinistĂšre du travail, question-rĂ©ponse du 20 mars 2020, « dĂšs lors que les salariĂ©s exerçant leur activitĂ© dans les locaux de lâentreprise bĂ©nĂ©ficient des titres-restaurant, les tĂ©lĂ©travailleurs doivent aussi en recevoir si leurs conditions de travail sont Ă©quivalentes ».
De son cĂŽtĂ©, lâURSSAF indique dans le Bulletin officiel de la sĂ©curitĂ© sociale (opposable depuis le 1er avril 2021), que les tickets-restaurant des tĂ©lĂ©travailleurs bĂ©nĂ©ficient des mĂȘmes exonĂ©rations, sous les mĂȘmes conditions, que pour les autres travailleurs.
Les juges, de leur cÎté, ont adopté des positions divergentes.
En effet, Ă quelles semaines dâintervalle, le Tribunal judiciaire de Nanterre et celui de Paris ont rendu deux dĂ©cisions contraires sur le point de savoir si les salariĂ©s en tĂ©lĂ©travail pouvaient ĂȘtre exclus du bĂ©nĂ©ficie des tickets-restaurant (TJ Nanterre, PĂŽle social, 10 mars 2021, n°20/09616 ; TJ Paris, PĂŽle social, 30 mars 2021, n°20/09805).
Si les juges de Nanterre ont estimĂ© que lâemployeur pouvait lĂ©gitimement attribuer les tickets-restaurant aux seuls salariĂ©s sur site, les juges de Paris ont quant Ă eux considĂ©rĂ© quâune telle exclusion ne respectait pas le principe dâĂ©galitĂ© dĂšs lors que lâemployeur ne justifiait pas de ce que les tĂ©lĂ©travailleurs Ă©taient dans une situation distincte.
Le cabinet Norma Avocats sâinterroge donc sur la raison de cette divergence et dĂ©crypte plus en dĂ©tails la dĂ©cision du Tribunal judiciaire de Paris.
En lâespĂšce, en raison de la crise sanitaire liĂ©e au Covid-19, la majoritĂ© des salariĂ©s de la sociĂ©tĂ© dĂ©fenderesse ont Ă©tĂ© placĂ©s en tĂ©lĂ©travail. Or, si tous les salariĂ©s de la sociĂ©tĂ© en question percevaient des tickets-restaurant avant la crise sanitaire, Ă compter du 17 mars 2020, la sociĂ©tĂ© a dĂ©cidĂ© de les rĂ©server aux seuls salariĂ©s exĂ©cutant leurs missions dans ses locaux.
Estimant que cette dĂ©cision Ă©tait contraire au principe dâĂ©galitĂ©, un syndicat et le CSE ont saisi le Tribunal judiciaire pour voir condamner la sociĂ©tĂ© Ă rĂ©gulariser la situation des tĂ©lĂ©travailleurs.
En effet, lâANI du 19 juillet 2005 indique que les tĂ©lĂ©travailleurs doivent bĂ©nĂ©ficier des mĂȘmes droits et avantages lĂ©gaux et conventionnels que ceux applicables aux salariĂ©s en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise.
Lâobjet du litige Ă©tait donc de savoir si les tĂ©lĂ©travailleurs et les salariĂ©s sur site Ă©taient dans une situation diffĂ©rente. Pour ce faire, il incombait Ă la sociĂ©tĂ© de justifier de ce que les tĂ©lĂ©travailleurs se trouvaient dans une situation distincte en raison notamment des conditions d’exercice de leurs fonctions et que le refus d’attribution des tickets-restaurant Ă©tait fondĂ© sur des raisons objectives, matĂ©riellement vĂ©rifiables et en rapport avec l’objet des titres restaurant.
Pour considĂ©rer que les tĂ©lĂ©travailleurs nâĂ©taient pas placĂ©s dans une situation comparable Ă celle des travailleurs sur site, la sociĂ©tĂ© avançait les Ă©lĂ©ments suivants :
- Lâobjet du ticketârestaurant est de permettre au salariĂ© de se restaurer lorsquâil ne dispose pas dâun espace personnel pour prĂ©parer son repas, « ce qui sâaccorde peu avec le salariĂ© en tĂ©lĂ©travail qui dispose de sa cuisine personnelle et qui nâa donc pas Ă se limiter Ă des plats immĂ©diatement consommables ».
- Les conditions dâutilisation des ticketsârestaurants ne sont pas compatibles avec la situation du tĂ©lĂ©travailleur puisque « le salariĂ© ne peut pas utiliser un titreârestaurant pour acheter autre chose quâun repas en restaurant, ou un repas directement consommable ou des fruits et lĂ©gumes mĂȘme non directement consommables, ce qui exclut que le salariĂ© s’en serve pour financer ses courses de la semaine».
Or, les juges parisiens ne vont pas adhĂ©rer Ă lâargumentation de la sociĂ©tĂ©.
Le Tribunal judiciaire va dâabord indiquer quâen application de l’article L.1222-9 du code du travail, le tĂ©lĂ©travail constitue toute forme d’organisation du travail effectuĂ© par un salariĂ© hors des locaux de l’employeur, ce qui n’implique pas pour le salariĂ© de se trouver Ă son domicile ni de disposer d’un espace personnel pour prĂ©parer son repas.
Par ailleurs, les juges prĂ©cisent que lâobjet du ticket-restaurant est de permettre au salariĂ© de se restaurer lorsqu’il accomplit son horaire de travail journalier comprenant un repas, mais non sous condition qu’il ne dispose pas d’un espace personnel pour prĂ©parer celui-ci.
Concernant les conditions dâutilisation des tickets-restaurant, lĂ encore les juges vont se montrer fermes Ă lâĂ©gard de la sociĂ©tĂ© en estimant quâelles sont tout Ă fait compatibles avec lâexĂ©cution des fonctions en tĂ©lĂ©travail puisquâelles ont pour principe directeur de permettre au salariĂ© de se restaurer lorsque son temps de travail comprend un repas, et qu’Ă ce titre les tĂ©lĂ©travailleurs se trouvent dans une situation Ă©quivalente Ă celle des salariĂ©s sur site.
Le Tribunal judiciaire de Paris en conclut donc que lâemployeur ne justifie pas de ce que les tĂ©lĂ©travailleurs se trouvent dans une situation distincte en raison notamment des conditions d’exercice de leurs fonctions de sorte que le refus de leur attribuer des titres restaurant ne repose sur aucune raison objective en rapport avec l’objet des titres restaurant.
Par comparaison, devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, lâemployeur avait justifiĂ© la diffĂ©rence de traitement sur le fait que les salariĂ©s sur site devaient faire face Ă un surcoĂ»t liĂ© Ă la restauration hors de leur domicile pour ceux qui seraient dans lâimpossibilitĂ© de prendre leur repas Ă leur domicile. Or, par dĂ©finition, les salariĂ©s placĂ©s en tĂ©lĂ©travail Ă leur domicile nâont pas Ă supporter un tel surcoĂ»t.
NĂ©anmoins, si le Tribunal judiciaire de Nanterre a estimĂ© au cas dâespĂšce, que la diffĂ©rence de traitement Ă©tait justifiĂ©e, il convient de rester prudent en Ă©vitant de considĂ©rer que ce seul argument lĂ©gitimerait Ă lui-seul le non-octroi des tickets-restaurant aux tĂ©lĂ©travailleurs.
Ce faisant, Ă ce jour, la question de savoir si lâemployeur peut exclure les tĂ©lĂ©travailleurs du bĂ©nĂ©ficie des tickets-restaurant nâest donc pas tranchĂ©e.
Au regard de lâincertitude de la jurisprudence et dans lâattente de la dĂ©cision des Cours dâappel de Paris et Nanterre, il semblerait plus prudent pour les employeurs qui ont fait le choix dâexclure les tĂ©lĂ©travailleurs du bĂ©nĂ©ficie des tickets-restaurant, notamment Ă compter de la crise sanitaire, de mettre en avant le fait que les conditions de travail des tĂ©lĂ©travailleurs sont bien diffĂ©rentes de celles des autres salariĂ©s.
A ce titre, on peut sâinterroger sur la possibilitĂ© dâintĂ©grer cette justification dans la charte ou lâaccord tĂ©lĂ©travail voire dans le cadre dâune NAO. A cette occasion, lâentreprise pourrait cadrer lâattribution des tickets-restaurant, sans Ă©voquer ses conditions dâutilisation, et distinguer les pĂ©riodes de crise sanitaire des pĂ©riodes dites « normales » oĂč le tĂ©lĂ©travail est mis en place dâun commun accord entre lâemployeur et le salariĂ©.